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Sur les chemins noirs ou la France oubliée

Bien sûr, le film est une adaptation de l’œuvre de Sylvain Tesson dans laquelle il racontait son parcours  de reconstruction autant psychique que physique après un grave accident l’ayant conduit à être en partie défiguré. Et la gageure était de pouvoir transposer à l’écran un récit introspectif. Il ne s’agira donc pas ici de vérifier si l’adaptation est fidèle ou pas car cela n’a en fait strictement aucun intérêt. En revanche, ce que nous dit et nous montre Denis Imbert est bien plus intéressant et finalement important. Il corrobore de fait les différentes interviews de Jean Dujardin, acteur principal du film et incarnant le personnage de Pierre, l’avatar de Tesson.

Et si on parlait de la masculinité de Pierre ?

Le personnage principal est un auteur à succès. Un écrivain baroudeur. Charmeur, il séduit une admiratrice qui ne le connaît que par ses livres. Il suffit d’un mot de lui lors d’une séance de dédicace pour qu’elle succombe à ses avances. Elle sait qui il est. C’est un aventurier. C’est d’ailleurs ça qui la séduit. Il n’est pas un homme comme les autres. Pas un de ces mâles qui a une vie bien rangée. Elle devient alors sa compagne. Pourtant, quand une fois l’accident ayant mis à mal son écrivain-amant, elle l’abandonne, lui reprochant finalement ce qui l’avait conduite à être amoureuse de lui. Certains pourront se dire qu’elle a raison, que ce n’est pas une vie. D’autres y verront au contraire un paradoxe. Il ne lui avait rien caché. Ses livres témoignaient pour lui de qui il était.

C’est pourtant  cette même base de séduction qui agit quand Pierre rencontre une jeune éleveuse et productrice de fromage au début de son périple pédestre. Rencontrée dans les Alpes, elle reconnaît l’écrivain et n’hésite pas à le séduire. Bien que très engageante, celui-ci refuse les avances explicites. Il est devenu un autre homme, du moins le temps de ce voyage.

Imbert ne juge pas ces femmes. Il filme ce qui les séduit les deux, il met en scène ce que la première reproche à son héros. Mais sa caméra témoigne aussi de ce qu’est notre époque qui conduit à voir des femmes attirées par un archétype masculin classique et idéalisé (célébrité, virilité, liberté) tout en pouvant lui reprocher de n’être que cet archétype. Si la jeune femme des montagnes n’y voit certainement qu’une occasion d’une aventure, la première estime elle que ce modèle si séduisant ne lui permet pas d’être cette femme émancipée des hommes. Peut-être même pensait-elle pouvoir changer Pierre ?

Paysages et patrimoines ?

L’aventure part du confin des Alpes pour rejoindre la Normandie. Dans un souci de traverser la fameuse « diagonale du vide » qui traverse la France de part en part et se caractérise par une quasi absence d’habitants. Le film illustre donc parfaitement les cours de géographie que nos élèves suivent encore. Pourtant, il est un merveilleux album de paysages qui constituent la France. Des montagnes escarpées des Alpes aux fleuves qui coulent vers la Méditerranée ou l’océan, des vallons du Massif central aux rives marquées par les marées.

Cette variété des paysages « naturels » apparaît comme une sorte d’évidence pour le spectateur. Elle est la même que ce que les téléspectateurs découvrent pendant les trois semaines du Tour de France cycliste au mois de juillet. Ces paysages sont constitutifs de notre pays car nous les reconnaissons sans y être parfois jamais allé. Ils constituent un patrimoine national.

La réalité est suggérée par le réalisateur. Car si les espaces traversés par le héros sont quasi vides, ils ne sont pas pour autant déshumanisés. Au contraire, ces paysages portent la marque des hommes qui ont façonné les reliefs, constitués les espaces végétalisés. Les chemins aujourd’hui de randonnée sont autant de « routes » prises par les habitants des villages. Les prés des montagnes ou d’ailleurs ne sont qu’apparemment naturels et ne doivent leur spécificité qu’à l’exploitation des paysans, par les cultures ou par l’élevage.

Et bien que vide ou déserté, le trajet relie les villages aux petites villes et passe par des monuments identifiables qui sont autant de jalons de l’aménagement de ce territoire. Un aménagement autant économique, démographique que spirituel. La présence de calvaires sur les chemins en passant par la présence de monastères (dont un sert d’étape au héros) pour finir par la découverte du Mont Saint Michel témoigne aussi de la prégnance de la spiritualité chrétienne dans la constitution d’un paysage et d’un patrimoine français. Que le héros soit en quête spirituelle n’est évidemment pas anodin. Son parcours démontre que son pays est un territoire propice à cette recherche de compréhension du monde et de l’humanité.

Une France qui se meurt

Pierre entame son parcours en partant du Mercantour avec l’objectif de traverser cette fameuse diagonale du vide, celle marquée par la faible présence humaine. Pourtant, il ca croiser rapidement d’autres randonneurs qui comme lui marchent sur des sentiers escarpés des Alpes. La topographie justifie alors la faible densité humaine. Mais au fur et à mesure de son avancée, c’est une France plus « habitable » qu’il va traverser. Sa rencontre fortuite avec Dylan, un jeune randonneur lui permet de découvrir une jeunesse qu’il ignore. Le prénom de ce jeune montre déjà une forme d’américanisation de la société par ce prénom semblant tiré d’une série hollywoodienne. Sympathique, inculte, sans repère, Dylan trouve en Pierre une autorité adulte, presque paternelle. Il est prêt finalement à écouter celui qui a des connaissances à lui transmettre. Et leur séparation sur les chemins de grande randonnée se conclut par un « bisou » qui témoigne bien de cette jeunesse désorientée que le personnage représente.

La pérégrination de Pierre lui fait aussi croiser des hameaux, rencontrer des paysans avec qui il va discuter. L’un d’eux fait preuve de générosité immédiate, propose à boire et à dormir à Pierre et un de ses amis l’ayant rejoint. Au cours d’une conversation, Pierre découvre que la désertification des campagnes ne se limite pas seulement au vieillissement de la population et au départ dans les villes des plus jeunes. Ce sont les services essentiels qui disparaissent ou qui s’éloignent. Et bien que malade, leur hôte paysan raconte la sinistre réalité d’une santé publique qui n’est plus de proximité, le premier hôpital étant désormais à plus de 30 minutes de voiture.

Les quelques villes qui servent d’étape surprennent Pierre également. Le nombre de devantures de commerces prouvent que ces communes avaient un réel dynamisme économique local. Or ces vitrines sont désormais blanchies et des panneaux « à céder » se succèdent le long des rues. La désertification des campagnes s’accompagne également de celle des petites bourgades qui n’offrent plus assez d’activités pour permettre une vie commerçante florissante.

Une France à préserver

Avec ce film, adapté de l’œuvre de Sylvain Tesson, c’est donc une France invisible qui jaillit à l’écran. Celle qui ne fait pas la « Une » des journaux ou le bonheur des émissions sensationnalistes. Il n’est pas question d’une France péri-urbaine, des banlieues, avec ses problématiques propres et réelles mais largement médiatisées. Par ce film, et au-delà des mots de Tesson, l’image projette un sentiment d’ignorance auprès des urbains qui ont oublié que cette France existait, comme Pierre a oublié sa tante Hélène vivant au cœur du pays et la retrouve grâce à cette longue marche. Pierre emmène aussi les spectateurs à reprendre conscience de la longueur du temps. Au-delà de la réflexion sur ce besoin des humains à se poser, à penser sans urgence, le film ravive l’idée qu’il y a d’autres modèles de vie, y compris en France, et qu’il y a une satisfaction à être en harmonie avec les paysages qui s’offrent, du Mercantour au Cotentin.

La France cassée que découvre Pierre est une France qui n’est pas sans avenir, pour peu qu’on y prête attention. Pour peu qu’on lui permette de se redresser. Sans la modifier dans ses fondamentaux. Sans lui enlever son identité. Mais en lui permettant de ne plus mourir. La France cassée de ce film est peut-être la projection de Pierre, lui aussi cassé par trop de certitudes et qu’un accident a défiguré. Il a réussi à se reconstruire. Le film – après le livre – est peut-être une supplique pour que la France se reconstruise aussi, non à l’identique ce qui serait impossible, mais dans une dynamique nouvelle.

 

Sur les chemins noirs de Denis Imbert, sortie le 22 mars 2023.

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